De vos accomplissements, de vos travaux, de vos résultats… “Si vous deviez n’en retenir qu’un, lequel serait-ce ?”
Telle est la question que l’un des membres d’un jury de recrutement auquel je participais récemment a tenu à poser à chaque candidat que nous auditionnions pour un poste de Professeur à l’université.
Cette question ne m’a pas paru pertinente, et si je la commente ici, c’est parce qu’elle me semble symptomatique d’une approche dépassée, qui a d’assez bonnes chances de disparaître – du moins je l’espère… 😉
Cette question en rappelle d’autres, construites sur le même modèle, comme celle sur le fameux livre unique qu’on aurait la possibilité d’emporter sur une île déserte… Elle en dit au moins aussi long sur l’état d’esprit de celui qui la pose que la réponse ne peut en dire sur celui que l’on interroge.
Ce qui me gêne, ce n’est pas tant l’idée que l’on puisse résumer une recherche à un résultat, un travail à une œuvre, une vie à un acte — l’enseignant-chercheur qui posait cette question était d’ailleurs parfaitement conscient, je présume, de ce qu’il y avait de nécessairement réducteur dans une telle demande. Non, ce qui me gêne, c’est l’idée même que l’essentiel d’un travail, d’une recherche ou d’une vie soit contenu dans les résultats — même au pluriel.
Je ne crois pas que la vie soit faite de “faits marquants”, entrecoupés d’inutilités négligeables. Une très ancienne sagesse ne dit-elle pas que le chemin est plus important que la destination ?
Il arrive, certes, que de longues périodes de recherche confuse, de maturation, de travail personnel, se cristallisent en un résultat, une œuvre, un geste, un acte, une parole, qui en rassemblent la vérité, en résument la valeur, en signent la pertinence. Mais ils opèrent alors plus comme un témoignage – pour un “soi-même” plus général, impersonnel ou ultérieur –que comme un gage de réussite. Si l’on peut les mettre en avant à l’occasion, il faut bien se garder de les mettre en vitrine ! Ce serait d’ailleurs se condamner à devoir sans cesse revenir les épousseter… 😉
Cette conception d’un égrènement du significatif dans un océan d’insignifiance, est le signe d’un regard fragmenté sur le monde, réduisant au mieux le réel à la réalité phénoménale. D’un point de vue philosophique, c’est naïf et superficiel. Et pour le physicien (je précise que le jury était composé de physicien(ne)s), c’est même un archaïsme théorique.
C’est comme si la Mécanique s’était arrêtée au corpuscule, et avait méconnu le champ. À la force agissante, et avait ignoré l’énergie.
Comme si le mouvement était aboli par les instants mêmes qui le figent.
Comme si le phénomène se saisissait lui-même en sa propre objectivité, inarticulé, dissocié du flux qui le sous-tend et dont il ne fait que ponctuer le mouvement.
Comme si le raisonnement et la pensée n’étaient que la juxtaposition magique d’états mentaux arrêtées… Mais quel sens, seul, peut bien avoir un tel état ? Que dit, seul, le mot ? Le pas de celui qui chemine ne saurait être la simple succession des lieux où ses pieds ont touché le sol. S’il y a mouvement, progression, c’est précisément par l’espace insaisissable qui accueille ces pas. C’est par le courant déployé dans le flot de la marche, par ce basculement continu vers soi-même, dans le champ où le pied se soulève, ne laissant aucune trace sur le monde apparent.
Cet indicible de la vie, et de la pensée même, est précisément ce qui en constitue la vérité, la richesse.
Comme le dit si magnifiquement Ludwig Wittgenstein : le silence est l’envers du langage, il est habité par la pure présence.
Bon, j’ai un peu dévié de la simple question posée par un professeur établi lors d’un concours de recrutement à l’université. Mais cette façon de concentrer le regard sur des accomplissements objectifs, comme si l’un d’eux pouvait être autre chose qu’une anecdote dans le grand mouvement de la Physique – sans parler de celui de la pensée ! – m’a paru plus que naïve, en fait. Elle m’a paru réductrice, terriblement réductrice, et contraire à la réalité de l’aventure philosophique qui est le seul véritable intérêt de ce type de recherche. Collectionner les “faits marquants”, ne s’intéresser qu’au saillant et ne décréter significatif que ce qui peut se montrer, se démontrer isolément, c’est empêcher le déploiement du champ véritable de la recherche. Il est certes important de poser des jalons, de rassembler de temps à autres quelques idées éparses en une construction plus solide, pouvant servir de point d’ancrage, de port d’attache à partir duquel explorer plus avant. Mais l’essentiel est ailleurs.
Ce n’est pas la plume qui est importante, c’est l’aile ! C’est son battement dans l’azur invisible qui fera prendre à l’esprit son envol !
En fait, cette question d’apparence anodine – et même a priori pertinente, voire valorisante , si l’on en juge par l’air satisfait de celui qui tenait tant à la poser – me semble du même niveau que le jugement goguenard entendu tant et tant au sujet de la recherche : “un chercheur, c’est bien, mais un trouveur, c’est mieux !”
Que veut dire trouver ? Ramasser un fruit mur sur le sol ? Sans se soucier de l’arbre qui l’a porté, du soleil qui l’a nourri, de la vie qui l’a façonné ? Cueillir une fleur sur un sentier, sans savoir où il mène, ni ce qui en fait la beauté, ni pour qui elle resplendissait ?
Comprendre, ce n’est pas “trouver”. S’ouvrir l’esprit, ce n’est pas “trouver”. Élargir l’horizon conceptuel d’une société, changer la vision du monde d’une civilisation, ce n’est pas “trouver”. Enrichir la perspective humaine, ce n’est pas “trouver”.
Voilà pourquoi j’aurais aimé que le temps très limité que nous avions pour dialoguer avec nos candidats – d’ailleurs très compétents et intéressants – soit consacré à un tout autre type de questions. Par exemple : Qu’avez-vous appris au cours de vos recherches ? En quoi votre regard a-t-il changé ? Comment vos travaux et vos résultats partiels ont-il modifié la façon dont vous abordez les nouveaux problèmes ? Que souhaiteriez-vous transmettre en priorité ?
Je serais bien embarrassé de devoir mettre l’un ou l’autre de mes “résultats scientifiques” en avant, si on me le demandait. À la vérité, je les tiens tous pour pratiquement insignifiants, quand bien même certains ont pu à l’occasion contribuer, parmi beaucoup d’autres, à faire avancer quelque peu les deux ou trois domaines de recherche dans lesquels je me suis plus particulièrement investis. Mais ma pratique de la Physique m’a au moins appris une chose : le réel n’est pas la simple juxtaposition de “phénomènes”. Les mots ne sont rien sans la phrase. La phrase n’est rien sans la parole. Les notes, rien sans la mélodie…
Un jour, bientôt, c’est l’aptitude à saisir et à transmettre l’essentiel, le fécond, à susciter le questionnement, à élargir le point de vue des futurs étudiants, à ébranler leur vision du monde, qui sera le principal critère de recrutement d’un enseignant-chercheur. La qualité scientifique, comme on dit, n’est qu’un préambule.
L’essentiel est ailleurs. Et il est rare !