5300 mètres d’altitude !
Il faut être fou pour aller si haut. C’est du moins ce qu’on se dit avant de l’avoir fait. Après, on en est persuadé !
Mais la science est une aventure. Les rayons cosmiques, comme leur nom l’indique, viennent du cosmos, et plus on s’élève, plus on se rapproche de leur vérité. De nombreuses particules énergétiques, sillonnant la galaxie ou provenant directement du soleil, ne cessent de bombarder notre planète. L’atmosphère nous protège de ces rayonnements, faits de photons gamma, d’électrons, de neutrons, de protons et de toutes sortes de noyaux énergétiques. En interagissant avec les molécules de l’air, ils produisent des particules dites secondaires, qui a leur tour en produisent d’autres, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’énergie de la particule incidente soit répartie en un grand nombre de « particules filles », d’énergie moindre, incapables de donner naissance à de nouvelles générations de particules. La « gerbe » de particules ainsi produite (les anglophones disent « pluie » – « averse » serait plus joli…) peut contenir jusqu’à plusieurs centaines de milliards de particules, dans les cas extrêmes, et peut être détectée et analysée de diverses manières, pour remonter aux caractéristiques des particules incidentes. Mais c’est une autre histoire…
Toujours est-il que depuis près de 80 ans, un certain nombre de physiciens se sont faits alpinistes aventuriers, un peu partout sur la planète. Dans les Alpes, au Tibet, dans les Andes… Chacaltaya est (sauf erreur) le laboratoire de physique le plus élevé au monde, avec ses bâtiments à 5 300 m !
On m’avait prévenu : l’altitude, c’est dur. C’est néanmoins avec grand enthousiasme que nous nous sommes mis en route aujourd’hui, avec une dizaine de collègues désireux d’installer un nouveau type de détecteurs à très haute altitude (l’expérience LAGO), pour étudier l’éventuelle émission de photons de très haute énergie associée à ces extraordinaires événements cosmiques qu’on appelle « sursauts gamma ». [Il s’agit d’explosions gigantesques, dont l’origine est encore en partie inconnue, au cours desquelles se trouve émise en quelques secondes toute l’énergie que rayonnerait notre Soleil en 300 milliards d’années – ce qui est d’ailleurs bien plus que sa durée, d’environ 10 milliards d’années !]
Bref, nous sommes partis plein d’enthousiasme, et revenus enchantés par cette expérience extrêmement rare (rappelons que le Mont Blanc culmine à 4807 mètres). Entre temps… euh… c’est un peu confus. Dès 4500 mètres, les choses commencent à flotter. On sent que quelque chose se passe, qui échappe à notre conscience. On tourne la tête, et c’est comme si le cerveau était en retard d’une fraction de seconde. La fatigue physique est pour ainsi dire un détail. Et plus on monte (en 4×4, heureusement !), plus on se dit que c’est fou d’installer des détecteurs si haut. À l’arrivée, c’est encore pire. Pour le dire en deux mots, on n’est bon à rien !
D’après notre guide/collègue, même les habitués vivent mal l’altitude. Pour des raisons de logistique, nous n’avons pu nous acclimater qu’une seule journée et deux nuits à 3 600 m (au centre ville de La Paz) avant de monter à Chacaltaya. Mais même les boliviens qui passent leur vie à cette altitude ressentent de violents maux de tête la première nuit passée dans les « dormitorios » de Chacaltaya. Ces maux de tête finissent par disparaître, mais l’impression de flottement reste toujours un peu présente… On est moins efficace, moins lucide.
N’empêche, des héros méconnus ont renouvelé l’aventure, construit ces bâtiments (rudimentaires, certes), mis en place quelques services élémentaires, installé des détecteurs, conduit des expériences diverses. On trouve là-haut des scintillateurs en réseau, installés par les japonais, ou encore des blocs de paraffine gigantesques marqués de la feuille d’érable canadienne et provenant apparemment de l’industrie nucléaire, destinés à détecter des neutrons (consécutifs à des éruptions solaires).
Quelques pièces encombrées abritent des centaines de mètres de câble, des ordinateurs préhistoriques qui semblent pourtant en service, et des blocs d’une électronique primitive, assez semblable à celle que j’avais pu voir il y a quelques années dans la fameuse « Cité de étoiles », cœur du dispositif de pilotage et d’entraînement spatial à quelques kilomètres de Moscou…
Deux portes de bois et un escalier branlant plus loin, on trouve quelques vieux photomultiplicateurs entassés, et un détecteur de muons disposé sous un impressionnant blindage constitué de gros sacs de ciments empilés en une sorte de tombeau égyptien, dans le sous-sol de la vallée des rois. Sauf que ce n’est pas du ciment, mais du minerai de plomb très pur. J’en ai ramassé une poignée qui sortait d’un sac éventré : c’est comme du gravier, mais avec parfois de brillantes facettes, et surtout extrêmement lourd ! En observant tout cela, en se faufilant le corps recroquevillé pour passer dans ce petit tunnel de plomb et déboucher dans cette chambre minuscule totalement obscure, on se croirait véritablement sur une autre planète, où des pionniers auraient installé un jour quelques machines étranges pour un usage inconnu, ou pour exploiter quelque mine miraculeuse d’une substance unique dans toute la Galaxie.
Inoubliable !
Je n’ai pas pu prendre de photos (j’avais déjà saturé la mémoire de mon téléphone avec quelques vues de La Paz et du plateau qui la surplombe et mène à Chacaltaya ; cf. le post d’hier et ci-dessous), mais j’espère que ces quelques descriptions vous auront donné une idée de cette expérience quasi magique.
Avant de repartir, nous sommes invités à gagner le coin cuisine et la salle à manger. Il faut traverser une sorte de salle de détente, ornée d’un vieux canapé et… d’un baby-foot. Un collègue m’a pris en photo en train de jouer. Dès que j’aurai récupéré la photo, je promets de la mettre sur ce blog : une partie de baby-foot à 5300 mètres d’altitude, ça ne se voit pas tous les jours ! Dans la petite cuisine donnant sur les montagnes majestueuses à la frontière du Pérou, nous sommes accueillis par un indien des Andes au sourire magnifique. Quelques scientifiques et opérateurs se relaient ici, restant quelques jours avant de « redescendre », comme on prendrait un vol spatial pour retourner sur Terre…
Sur la table, des bols d’eau chaude nous attendent, où infusent quelques feuilles de coca. « C’est bon pour l’altitude ! » Pour l’altitude, je ne sais pas, mais sans aucun doute, c’est très bon ! On nous propose aussi quelques feuilles à mâcher. Pas très facile, car les feuilles se désagrègent très vite dans la bouche, mais très bon aussi…
Est-ce le plaisir de s’asseoir ensemble dans un lieu aussi insolite, ou l’effet direct de l’infusion de coca ? Je ne saurais le dire, mais il est possible que les maux de têtes et les semi-vertiges se soient quelque peu estompés à cette occasion…
N’empêche, il n’est pas mauvais de redescendre. Sur le chemin du retour, la plupart d’entre nous se trouvent assaillis par le sommeil. Je lutte avec difficulté pour capturer encore quelques images de ces montagnes époustouflantes, aux couleurs très marquées, rouges, orangées et vertes, et de cette plaine à 4 500 mètre d’altitude, recouverte d’herbes et de mousses diverses, qui s’étend paisiblement, parsemée de cours d’eau et d’étangs, jusqu’au mythique lac Titicaca qu’on aperçoit au loin : le plus haut lac navigable du monde, à 3810 mètres d’altitude !
Un peu plus tard, à La Paz, il faut se secouer un peu pour reprendre une activité normale, et puis finalement le corps se remet d’aplomb, comme si un rêve étrange se dissipait. Normal, on n’est plus qu’à 3 600 mètres !
ET
PS: Quelques vues, tout de même :
Sur la route de Chacaltaya, juste au-dessus de El Alto, et donc de La Paz :
Toujours en montant à Chacaltaya, ci-dessous, au fond, au centre de la photo, un peu en contrebas, on aperçoit le lac Titicaca et la frontière avec le Pérou. Magistral !
Et bien sûr – ce n’est donc pas une légende ! – deux lamas un peu à l’écart du troupeau (nous à sommes à 4 200 mètres d’altitude !)
Inoubliable, vous dis-je !