On dit que l’éternité fascine et constitue le rêve intime de l’humanité depuis la nuit des temps. Cela reste à prouver ! Car Woody Allen nous a prévenus, « l’éternité, c’est long… surtout vers la fin ! ».
Que l’Homme ait peur de la mort – au sens de la fin pour lui de ce qu’il expérimente comme étant la vie –, c’est notoire. Qu’il cherche à éviter cette mort, à la repousser quand elle paraît prochaine, c’est même un fait biologique (ne parle-t-on pas d’instinct de conservation ?). Qu’elle représente ordinairement pour l’Homme un objet de crainte, voire de terreur, au point qu’une civilisation entière – la nôtre, en l’occurrence ! – aille jusqu’à en occulter la réalité foncière et inéluctable, c’est également un fait psychologique. Mais de là à vouloir l’éternité…
C’est toute la différence entre « vivre indéfiniment » et « vivre infiniment » ! Vivre indéfiniment, c’est vivre sans que se pose la question de la fin. Combien de temps ? On ne sait pas : c’est indéfini. Mais vivre infiniment, c’est ça l’éternité de Woody Allen : cette fois, la durée est parfaitement définie : c’est l’infini ! Et du coup… c’est long !
Sans doute devrait-on alors employer l’adjectif « perpétuel », plutôt que « éternel ». Le fameux mouvement perpétuel, que tant d’esprits avides ont poursuivi et cru tenir glorieusement au bout de leurs théories bancales, est bien un mouvement inscrit dans le temps, qui dure, dure, dure encore, et durera toujours, un temps infini.
Mais l’éternité peut être plus subtile, ou plus profonde, liée à un certain état, qualité, circonstance où le temps n’a pas de prise, où il n’opère tout simplement pas. Ce n’est pas que ça dure longtemps : c’est qu’il n’y a pas de durée ! Qui en a fait l’expérience ineffable, aussi fugitive soit-elle, ne peut ignorer sa valeur et sa puissance intimes, et trouvera sans doute dès lors aussi pâle que vaine toute recherche, scientifique ou magique, de ce qui serait une vie perpétuelle. À l’inverse, cette « sortie du temps », où le temps cesse d’être vécu dans sa temporalité, où la conscience se trouve immergée dans l’immédiateté (à moins que ce ne soit l’inverse), où elle se saisit de l’instant, ou bien se retrouve saisie dans l’instant, et par là même comme dessaisie du temps, alors là, oui, cette atemporalité (extratemporalité ?) peut représenter pour l’Homme le fruit d’une quête fascinante.
Mais je ne suis pas philosophe, et je voulais simplement parler… des neiges éternelles. Celles dont on apprenait dans les livres de classe, à l’École Primaire, qu’elles « ne meurent jamais », persistant sur les sommets de nos altières montagnes, été comme hiver. Les Alpes, principale chaîne de montagnes européenne, abritant les plus hauts sommets, offraient bien sûr tous les exemples souhaités. Mais je viens justement de les survoler, ces Alpes, dans leur partie la plus élevée, c’est-à-dire au point triple franco-helvético-italien, et je dois dire qu’il y a de quoi revoir en profondeur notre notion d’éternité.
J’avais déjà été frappé, lors d’un précédent survol des Alpes, à l’automne dernier, par la maigreur, voire la chétivité des derniers glaciers apparents. Je n’ai pas pu les voir cette fois, mais la rareté de la neige, même au-dessus de 3 500 mètres, augure assez clairement d’une fin toute prochaine. Rien d’étonnant à cela, bien sûr. Deux mots suffisent à résumer la situation : réchauffement climatique.
Alors voilà :
À vrai dire, je ne sais s’il faut vraiment s’alarmer de la disparition des neiges éternelles, ou pleurer sur la fonte des derniers glaciers – mêlant ainsi de bien vaines larmes aux dernières eaux ruisselant dans le creux de vallées sublimes, mais qui, à vrai dire, ne sont pas non plus éternelles…
Bien sûr, ces paysages sont inestimables. Je m’en suis abreuvé avec bonheur, j’en ai nourri mon âme et mon cœur autant que je l’ai pu. Mais qui sait ce que nous enseigneront les paysages à venir ? Le drame humain que va représenter le réchauffement climatique, en divers endroits du globe, est un sujet de préoccupation majeur, et il serait aventureux, voire coupable d’en sous-estimer ou d’en négliger l’ampleur. Sur ce point, je ne peux qu’appuyer les efforts de responsabilisation à l’échelle planétaire, et la mise en place de structures de solidarité opérant au niveau mondial de la manière la plus large, la plus désintéressée et la plus effective possible. Mais sur le plan des paysages, il me semble qu’il en va tout autrement. Périodes de glaciation et de réchauffement n’ont cessé d’alterner depuis bien avant que les mammifères n’existent sur la planète. La Terre évolue sans cesse. Les paysages de mon enfance ont disparu ? Et alors ? Mon enfance aussi, et je disparaîtrai à mon tour « pas plus tard que dans pas longtemps » !
Nous savons que la progression d’Homo sapiens vers les territoires d’Europe est liée à la sortie d’une ère glaciaire. Les sommets alpins vont cesser de connaître les neiges éternelles. C’est noté. Mais qui sait quelles espèces de fleurs sauvages vont naître ou s’installer sur ces pentes fraîchement découvertes, qui n’ont pas vu le soleil depuis peut-être des centaines de milliers d’années ? Et tous ces habitats nouveaux, gagnés sur la banquise, vers le Pôle Nord ? Les nouvelles mers éclosant sous nos yeux entre la Sibérie, la Scandinavie et le Groenland, seront-elles le cadre de nouveaux espaces de vie et d’échange, un nouveau foyer culturel, une nouvelle méditerranée pour le vingt-deuxième siècle ?
Il se peut que des biologistes experts et des géophysiciens expérimentés ne voient dans cet élan du cœur vers un futur encore très incertain qu’angélisme vulgaire et pathétique mythologie. Mais disons qu’il s’agit simplement d’une ode au changement, à l’évolution, au mouvement. La vie est mobile. L’esprit est mobile. Les ruisseaux sont mobiles. Et rappelez-vous, l’éternité, c’est long !
Quoi qu’il en soit, qu’on le déplore, qu’on s’en réjouisse ou qu’on observe simplement avec tendresse les multiples mouvements de la Terre et de la vie qu’elle abrite, la modification des paysages alpins est en marche. Elle n’a jamais cessé de l’être, bien sûr, mais disons que le mouvement s’accélère. Les neiges éternelles n’en ont probablement plus pour longtemps sur la majeure partie du massif. Trente ans ? Vingt ans ? Dix ans ?
Au début, on croit qu’on a tout le temps. Et puis, en fait…
« L’éternité, ça va vite… surtout vers la fin ! » 😉
ET
PS : une pensée, tout de même, pour le ruisseau s’écoulant du glacier (surtout sous la lumière unique de la femme aux semelles de vent). Mais naître et disparaître, pour renaître à nouveau au printemps prochain, je suis sûr qu’il s’en moque, lui, et même… que ça lui plaît !
Mouvement et Repos, stabilité et mobilité !
La nature allie ce qui demeure, ce qui donne une impression d’extrême stabilité — à l’image des glaciers — en apparence neiges éternelles qui « ne meurent jamais » — et ce qui toujours s’écoule et change.
La contemplation de la nature, dévoile la perception d’un mouvement sans fin ou tout s’écoule, se transforme et nous montre par là le caractère illusoire et finalement “vide” de tous les phénomènes. Ce que le Zen-Soufi nomme impermanence. Cette vacuité est très difficile à imaginer, car elle est très paradoxale pour nos esprits occidentaux habitués à une logique qui veut qu’une chose soit ou ne soit pas, en somme une logique de l’exclusion.
“La forme est le vide”, dit la tradition Zen
“Cette vacuité fleurira comme des centaines d’herbes qui fleurissent… En voyant l’éblouissante variété des fleurs de la vacuité, on imagine une infinité de fruits de la vacuité. On observe la floraison et la chute des fleurs de la vacuité et d’elles on apprend le printemps et l’automne.”
Merci pour cette matière à réflexion. Notamment la nuance « vivre indéfiniment » et « vivre infiniment » 😉 et l’infinie motilité des paysages (intérieurs) ici suggérée…